Et si la diplomatie Culturelle devenait un outil de développement territorial en Haïti ?
Dans un contexte de centralisation et de crise aigüe de l’image nationale, les territoires haïtiens peinent à se positionner comme acteurs de leur propre développement. Cette difficulté est exacerbée par un modèle de gouvernance dominé par une approche top-down, où la capitale concentre la quasi-totalité des initiatives politiques, économiques et culturelles, au détriment des collectivités territoriales. Pourtant, chaque ville, chaque commune, porte en elle des spécificités culturelles, historiques, naturelles et symboliques uniques susceptibles de devenir un puissant levier de développement et de transformation. C’est dans cette perspective que s’inscrit l’idée d’une diplomatie culturelle locale, en tant qu’outil de repositionnement des territoires, comme vecteurs d’un développement par le bas. Et si Haïti utilisait la diplomatie culturelle à travers ses territoires et régions comme stratégie pour se reconnecter au monde et se reconstruire de l’intérieur ?
Traditionnellement réservée à l’action étatique dans le cadre des relations internationales, la diplomatie culturelle évolue aujourd’hui vers des formes plus décentralisées, impliquant de nouveaux acteurs, notamment les autorités locales, les organisations de la société civile, les médias, les diasporas et les artistes. Christine Kessler définit la diplomatie culturelle comme « un secteur de la politique étrangère (…) qui vise (…) à l’exportation des données représentatives de la culture nationale, et à des interactions avec d’autres pays dans ce même domaine culturel ». Cette conception classique a été enrichie par les travaux de Joseph Nye, théoricien du Soft power, qui reconnaît qu’un pays peut obtenir les résultats qu’il souhaite dans la politique mondiale parce que d’autres pays, admirant ses valeurs, imitant son exemple, aspirant à son modèle de société, veulent le suivre. Aujourd’hui cette logique d’attractivité s’applique également aux villes et aux territoires, qui dans ce cadre deviennent des lieux de production et de diffusion de puissance symbolique.
Ce phénomène, désigné par certains auteurs comme du « soft power urbain », trouve un écho dans les mutations de la diplomatie contemporaine, où les territoires deviennent des interfaces de coopération, de créativité et de dialogue interculturel. Haïti a donc tout à gagner à investir dans la diplomatie culturelle, que ce soit pour établir des partenariats, se faire des alliés sur la scène internationale, promouvoir ses richesses ou attirer des investissements. Pourtant, malgré un socle juridique et normatif favorable à la décentralisation et à l’autonomie des collectivités territoriales, la mise en œuvre de politiques locales reste entravée par des inerties administratives et une culture politique peu encline à la subsidiarité. La Constitution de 1987 reconnaît l’autonomie administrative et financière des collectivités territoriales, tandis que le décret du 1er février 2006 leur accorde des compétences en matière de coopération décentralisée, y compris dans le champ culturel. L’article 76 de ce décret stipule que « les collectivités territoriales haïtiennes peuvent établir avec des collectivités étrangères des relations de jumelage et développer ainsi une coopération décentralisée dans les domaines de développement économique, social, culturel, sportif ou autre conformément au plan de développement de la collectivité ».
Cet article, en reconnaissant explicitement la culture comme domaine d’action territoriale, ouvre la voie à une diplomatie culturelle locale. En vertu de cette disposition, les villes haïtiennes sont autorisées à échanger leur savoir-faire, à organiser des évènements conjoints avec d’autres villes étrangères et à promouvoir leurs patrimoines. Elles peuvent également mettre en place des jumelages pour permettre aux territoires de développer des liens formels et de collaborer dans des domaines d’intérêts mutuels tels que l’exportation d’une image positive à l’étranger, la mise en réseau d’institutions culturelles, la facilitation de la résidence d’artistes… L’article accorde également une autonomie aux collectivités dans le cadre du plan de développement. Cela signifie que les villes peuvent formuler certaines initiatives dans le cadre d’une stratégie de développement territoriale.
L’article 119 du même décret autorise les collectivités locales à intégrer dans leur budget des financements provenant de la coopération internationale, de fonds d’investissement locaux ou d’organisations étrangères, mobilisant ainsi des ressources pour soutenir cette ambition. Les collectivités locales haïtiennes peuvent ainsi recevoir des financements d’institutions, de fondations ou d’organisations étrangères telles que l’Alliance pour le Renouveau d’Haïti (ARH), la Direction du Développement et de la Coopération Suisse (DDC), la Banque Interaméricaine de Développement (BID), etc. Ces fonds, inclus dans leurs budgets locaux, leur permettent de les utiliser légalement dans leurs plans d’action culturelle et touristique, de mettre en place des infrastructures ou d’établir des coopérations transnationales dans le cadre de la diplomatie culturelle territoriale.
Haïti a également ratifié en 2009 la Convention de l’UNESCO de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, dont plusieurs articles (notamment les articles 4, 11, 12, 13 et 14) encouragent les Etats à intégrer la culture dans les politiques de développement durable, à favoriser la coopération internationale et à soutenir les initiatives locales. En ratifiant cette convention, Haïti s’est donc engagée à promouvoir des politiques culturelles inclusives, à intégrer la culture dans les politiques de développement local et à promouvoir la coopération bilatérale, régionale et internationale. Ces engagements constituent une base juridique et morale pour l’élaboration de politiques culturelles territoriales intégrées au développement.
Les exemples internationaux abondent pour illustrer les retombées positives de la diplomatie culturelle territoriale. La ville de La Havane, à Cuba, par exemple, a su bâtir une réputation forte à l’international, grâce à son engagement actif dans des réseaux de coopération culturelle. Cette visibilité internationale, adossée à des réseaux tels que celui des villes patrimoniales, génère des partenariats durables, une attractivité touristique forte et une contribution significative à l’économie cubaine, malgré un contexte politique complexe.
Le Réseau des villes créatives de l’UNESCO offre également un modèle inspirant. Il regroupe 246 villes du monde entier dont Jacmel, en Haïti. Ce réseau encourage les collectivités à intégrer les industries culturelles et créatives dans leurs stratégies de développement local tout en maintenant leur visibilité à l’international. D’autres expériences telles que l’accord de coopérations territoriales des villes Montréal et Bruxelles (2014) montrent comment les villes peuvent bâtir des partenariats stratégiques dans les domaines économiques, culturel, social, urbanistique, environnemental et institutionnel.
En Haïti, des villes comme Jacmel, Cayes, Jérémie, et Cap-Haitien possèdent des atouts culturels, historiques et géographiques remarquables pour emboiter le pas dans cette dynamique. Une ville comme le Cap-Haitien pourrait ainsi capitaliser sur son héritage révolutionnaire et s’associer à d’autres villes ayant connu des trajectoires similaires – comme Gorée au Sénégal ou La Nouvelle-Orléans aux États-Unis – dans une logique de narration partagée autour de la mémoire, de la liberté et du dialogue postcolonial. Ces récits communs pourraient alimenter des projets de coopération culturelle, de jumelage, de résidences artistiques ou de festivals patrimoniaux, tout en mobilisant la diaspora haïtienne autour d’un projet de valorisation identitaire.
La diplomatie culturelle territoriale ne saurait toutefois réussir sans une stratégie globale de développement local. Celle-ci suppose la reconnaissance des villes comme actrices du développement, l’élaboration de plans d’action ancrés dans les spécificités culturelles locales, la mobilisation des ressources endogènes, et la participation active de la société civile, des universités, des entrepreneurs culturels et de la diaspora. La création d’une identité numérique propre à chaque ville, fondée sur ses attributs culturels, peut également contribuer à renforcer sa visibilité et son attractivité.
Ainsi, nous proposons une série d’orientations concrètes pour la mise en œuvre d’une politique des villes et territoires haïtiens de la diplomatie culturelle : 1) reconnaître la responsabilité des villes comme actrices de développement, 2) établir des plans de développement local, 3) valoriser les ressources culturelles, naturelles des collectivités, 4) promouvoir le développement territorial, 5) créer une réputation numérique des villes haïtiennes ancrées dans leurs identités propres, 6) impliquer la société civile, la diaspora, les universités et la population locale dans la construction de politique locale, 7) développer des coopérations de jumelage avec des villes au niveau local et international
Dans un pays en quête d’une reconstruction globale, le développement territorial par la diplomatie culturelle représente une voie prometteuse, à la fois inclusive, résiliente et porteuse de sens. Elle offre une alternative à l’uniformisation centralisée, en redonnant aux collectivités le pouvoir d’agir, de se raconter et de se projeter dans le monde. Elle peut contribuer à juguler de nombreuses crises qui pourront être gérées de manière plus efficace, grâce à des approches plus flexibles, participatives et plus adaptées aux réalités locales. Elle peut aussi contribuer à réduire les déséquilibres territoriaux, à limiter l’exode rural, à renforcer le sentiment d’appartenance, à générer des revenus et à bâtir une image internationale renouvelée d’Haïti, non plus comme terre de crise, mais comme espace de créativité, de mémoire et de dialogue. Le Cap-Haïtien, comme beaucoup d’autres villes haïtiennes, peuvent devenir des modèles de résilience et d’influence positive grâce à leurs ressources respectives, notamment culturelles pour redorer l’image nationale.